Il faut aborder le thème de la ville intelligente par étapes, car tout réaliser n’est pas possible. C’est en tout cas ce que pense Boyd Cohen, expert sur le sujet. Dans cet entretien, l’Américain installé à Barcelone parle de ses motivations, de son œuvre, et des approches à suivre pour une région suisse intelligente.
Boyd Cohen, en tant qu’Américain, pour quelle raison vivez-vous à Barcelone?
Barcelone est depuis longtemps pionnière de la ville intelligente et en matière d’innovations urbaines. J’avais toujours étudié les développements de Barcelone de loin, depuis l’Amérique du Sud ou du Nord, et je voulais moi aussi faire partie de cet écosystème novateur.
En tant qu’expert de la ville intelligente, vous vous devez de répondre cela.
En réalité, il y avait aussi d’autres raisons. Mon travail me conduit à me déplacer souvent en Europe. Depuis Barcelone, je peux me rendre dans d’autres villes européennes sans faire trop d’efforts. A cela s’ajoutent des raisons personnelles. Quand j’ai rencontré ma femme, nous nous sommes proposé trois villes dans lesquelles nous nous serions bien vus vivre plus tard. Barcelone était en première place pour nous deux. Nous apprécions la météo, la nourriture, la culture mais aussi l’accessibilité aux piétons. Je n’ai pas de permis de conduire à Barcelone, car je peux me déplacer dans la ville sans problème grâce aux transports publics et autres services de transport. Dans l’ensemble, Barcelone offre tout simplement une qualité de vie élevée…

… que vous n’auriez pas aux Etats-Unis?
Non. Fondamentalement, j’ai une bien meilleure opinion de la qualité de vie en Europe qu’aux Etats-Unis. Les Etats européens sont très accessibles aux piétons; vous avez plus de transports publics, une meilleure infrastructure, plus de culture et d’histoire. Le problème des embouteillages n’est pas aussi important chez vous, parce qu’il n’y a pas autant de gens dépendants de la voiture.
C’est également un grand avantage du point de vue écologique. Les Etats-Unis ne jouissent pas vraiment de la meilleure réputation à ce sujet.
Il est inquiétant et frustrant qu’en 2019, l’un des pays les plus importants du monde ait un président qui dit ne pas croire au changement climatique. Alors qu’en sciences, il ne s’agit pas de croire, mais de lire et comprendre les conclusions des recherches. Pourtant Trump s’en passe et prédit des problèmes économiques si nous nous mettions à surveiller le changement climatique. En 2011, avec mon livre «Climate Capitalism», j’avais déjà montré comment le gouvernement peut adopter une économie pauvre en CO2 et en tirer profit. La majorité des autres pays ont reconnu l’urgence de passer à une économie propre, à l’énergie renouvelable et aux véhicules électriques. Aux Etats-Unis, cette mentalité n’est pas encore très répandue.
Pensez-vous changer le monde avec vos livres, vos essais et vos conférences?
L’ambition de changer le monde, je l’ai depuis déjà près de 20 ans, quand j’ai commencé ma thèse. A l’époque, j’avais cette image d’une carrière dans laquelle je gagnais de l’argent en changeant le monde. Et je crois y être arrivé.
Comment en êtes-vous arrivé à la thématique de la ville intelligente?
Déjà quand je travaillais sur «Climate Capitalism», j’étais frustré de la lenteur avec laquelle le travail des Nations Unies progressait dans le domaine de la protection climatique. J’ai commencé à m’intéresser à la question «Où la protection climatique avance-t-elle le plus vite?», et découvert que le thème était souvent et rapidement traité à l’échelle des villes.
Pourquoi?
Les maires vivent eux-mêmes dans les villes qu’ils représentent. Ils sont donc directement touchés par les problèmes environnementaux locaux. Par ailleurs, ils ont une relation directe avec leurs électeurs. Et à l’échelle locale, le thème du changement climatique est moins fortement politisé. La «Conférence des maires» américaine, le «C40 Cities Climate Leadership Group» ou la Convention des maireseuropéenne: tous ces mouvements et regroupements municipaux se sont engagés pour la protection du climat. Il m’est apparu évident que c’étaient les villes qu’il fallait avoir à l’œil en matière de protection climatique. Par ailleurs, j’ai découvert lors de mes recherches les réseaux électriques intelligents, avec lesquels on essaie d’améliorer l’efficacité de la distribution énergétique dans les villes. Les villes intelligentes étaient la suite logique des réseaux électriques intelligents.
Vous avez donc développé la Smart City Wheel, dans laquelle vous présentez les critères d’une ville intelligente sous forme d’un schéma simple. Pour les métropoles de plusieurs millions d’habitants, cette roue peut avoir son utilité; mais les villes plus petites doivent-elles remplir les mêmes conditions pour être intelligentes?

Je pense que la roue peut également être utilisée pour les petites villes. Réaliser des projets de ville intelligente dans une petite ville peut par ailleurs demander moins d’investissement que dans une métropole. Dans ces conditions, on est confronté à moins de bureaucratie, et des solutions globales sont plus rapides à mettre en œuvre. Etablir un réseau Wi-Fi gratuit à Genève est plus simple qu’à Jakarta ou à Bangkok.
Pour ce faire, les villes plus petites disposent toutefois de moins de ressources financières, éducatives, technologiques ou de main d’œuvre.
Il faut aborder le thème de la ville intelligente par étapes. Nous ne pouvons pas tout réaliser, en tout cas pas en une fois. Il est important de s’attaquer à ces problèmes qui affectent également les citoyens. J’aime quand les décideurs vont dans la rue et demandent concrètement à la population ce qu’elle aimerait vraiment changer dans sa ville. Comprendre les demandes des citoyens constitue la base des stratégies pour une ville intelligente.
Si la Smart City Wheel peut ne pas être totalement adaptée pour une ville, les classements «Smart City» que vous et d’autres établissez et qui recensent les villes les plus intelligentes du monde ont-ils encore vraiment un sens?
En réalité, je suis moins enthousiaste qu’auparavant à propos des classements. Lorsque je les ai créés, je voulais sensibiliser le monde à ce qu’est une ville intelligente, à la manière dont on peut peut-être la mesurer, pour attirer l’attention des médias sur les villes intelligentes et amener ainsi les gens à en parler. Les hommes sont compétitifs par nature, et les classements Smart City devaient encourager cela. Aujourd’hui, j’ai le sentiment qu’ils ne sont plus utiles. Le plus souvent, quand je vois de nouveaux classements Smart City, je ne crois pas vraiment à leurs résultats.
Pourquoi avez-vous de tels doutes aujourd’hui?
J’apprécie et je suis de plus en plus intéressé par ce que chaque ville a d’unique, plus que par le fait de comparer les villes les unes aux autres. Une ville devrait développer sa propre stratégie plutôt que s’inquiéter de savoir comment elle s’en sort par rapport à Barcelone, Vienne ou je ne sais quelle autre ville.
Vous présentez depuis peu un autre schéma de ville intelligente: le «Happy Cities Hexagon». Remplace-t-il la «Smart City Wheel»?

Pour moi, ce sont deux outils différents. La roue sert plutôt à l’administration municipale; elle montre de quelles possibilités cette dernière dispose pour améliorer sa ville et la rendre plus intelligente. L’hexagone est plutôt axé sur les citoyens; il illustre ce qui les rend heureux dans leur ville.
Comment ces modèles s’appliquent-ils à la Suisse?
On devrait considérer la Suisse comme une région intelligente, plutôt que d’essayer de rendre intelligente chaque petite ville de son côté. Une stratégie régionale intelligente serait concevable. En même temps, il ne faut pas rejeter la culture locale et son caractère unique. Dire que la Suisse n’est qu’une grande région intelligente et parfaitement homogène serait la mauvaise approche. Aujourd’hui comme hier, la «région Suisse» se compose de plusieurs épicentres aux cultures, langues et intérêts différents. Considérez-la comme une équipe de football: une équipe où chaque membre assume des fonctions différentes, comme gardien de but, attaquant ou milieu de terrain. Le «Happy Cities Hexagon» pourrait générer des projets à l’échelle locale, tandis que la «Smart City Wheel» pourrait tenir lieu de stratégie supérieure pour l’ensemble de la Suisse – par exemple, par l’intermédiaire d’associations qui essaient de rassembler le thème de la ville intelligente sous un dénominateur commun.
Avec votre start-up Start-up IoMob, vous tablez sur la technologie Blockchain. Faut-il également faire entrer en jeu cette dernière dans les villes suisses?
Pas forcément. Le but recherché, c’est une ville dans laquelle les habitants peuvent atteindre leurs objectifs, dans laquelle ils sont heureux, où l’on observe plus d’intégration, moins de criminalité, et des progrès, afin d’attirer des innovateurs. Je suis convaincu par la technologie Blockchain; mais chaque ville ne doit pas pour autant la mettre en place. Comme je l’ai dit précédemment, les villes doivent trouver leur propre identité et aspirer à y correspondre. Toutefois, il existe des conditions pour ainsi dire universelles qui distinguent toutes les villes intelligentes: l’inclusivité, des disparités sociales limitées, une éducation de qualité, des activités culturelles… On devrait trouver ces éléments dans chaque ville.
A propos de Boyd Cohen
Stratège en matière d’urbanisme et de climat, Boyd Cohen (*1970) travaille dans le domaine du développement durable et des villes intelligentes. M. Cohen est doyen à la recherche de l’EADA Business School et cofondateur de la start-up IoMob, qui développe une plateforme utilisant le Blockchain pour les services de transport et leurs usagers. Il a réalisé sa thèse à l’université du Colorado, sur les thèmes de la stratégie et de l’entrepreneuriat et coécrit Climate Capitalism (2011). Ces dernières années, il s’est fait connaître pour son travail sur les villes intelligentes, en particulier pour sa «Smart City Wheel» et les classements annuels des villes intelligentes associés.